Physical Address

304 North Cardinal St.
Dorchester Center, MA 02124

Quatre questions sur les « prix planchers » des produits agricoles

Samedi 24 février, à l’occasion de l’inauguration du Salon de l’agriculture, le président Emmanuel Macron a affirmé la volonté d’établir « des prix planchers qui permettront de protéger le revenu agricole et de ne pas céder à toutes les pratiques les plus prédatrices qui aujourd’hui sacrifient nos agriculteurs et leurs revenus ».
Cette revendication était jusque-là défendue par la Confédération paysanne et récemment reprise par la France insoumise (LFI) dans une proposition de loi à laquelle la majorité s’était opposée. Pourquoi un tel revirement ? Quel est l’intérêt et quels sont les risques de ce mécanisme, dont les contours restent flous ?
L’objectif des « prix planchers » défendus par le président de la République est d’imposer un prix minimum à la vente pour certains ou tous les produits agricoles, afin de garantir un revenu correct aux agriculteurs.
Ce point de vue est défendu de longue date par la Confédération paysanne, syndicat défenseur d’une « agriculture paysanne respectueuse de l’environnement, de l’emploi agricole et de la qualité des produits ». En plus du prix plancher, sa secrétaire générale, Véronique Marchesseau, réclame aussi l’instauration de prix minimums d’entrée équivalents sur le territoire national afin d’éviter d’importer des produits moins chers de l’étranger – et ajoute qu’il faudrait une mesure semblable à l’échelle de l’Union européenne.
Dans la pratique, le syndicat demande que le calcul de ce prix minimum prenne en compte les coûts de production, la rémunération de l’agriculteur, mais aussi la protection sociale. Afin d’éviter un système complexe, il propose que ce tarif représente pour chaque denrée « la majorité de l’échantillon » des produits, tout en permettant de faire une distinction entre produits du même genre (lait « de montagne », « de plaine », « à l’herbe », etc.).
Cette mesure a fait l’objet de plusieurs amendements ou propositions de lois. Dernière en date, la proposition de loi de LFI « visant à lutter contre l’inflation par l’encadrement des marges des industries agroalimentaires, du raffinage et de la grande distribution et établissant un prix d’achat plancher des matières premières agricoles » a été examinée en novembre dernier à l’Assemblée nationale.
Elle prévoyait qu’un prix d’achat minimum des matières premières agricoles soit fixé tous les ans, au cours d’une négociation interprofessionnelle associant syndicats agricoles, organisations de consommateurs et organisations environnementales. Elle envisageait également un encadrement exceptionnel des marges des industries agroalimentaires pour une durée d’un an, et un mécanisme permettant de réactiver cet encadrement en cas de bénéfice important des fournisseurs de produits alimentaires.
L’intégralité des députés de la majorité présidentielle et des Républicains présents ont voté contre le texte, rejeté par 168 voix contre 162. La ministre déléguée chargée de la consommation, Olivia Grégoire, avait alors dénoncé des mesures rappelant « Cuba ou l’Union soviétique ». Le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau avait aussi qualifié la proposition de LFI de « démagogique » et de « contre-productive », soulignant le risque de « concurrence déloyale des produits agricoles français » sur le marché européen.
Interrogé sur le revirement de l’exécutif, sur Europe 1 dimanche, le ministre a souligné la différence entre la proposition de LFI, qui « fixe un prix au début de l’année », sans tenir compte de l’inflation, et le projet du président d’« évaluer EGalim » et de « construire un prix basé sur les coûts de production », en réfléchissant à « ce qu’on peut faire évaluer dans le cadre européen » pour appliquer une telle mesure.
A l’inverse, le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, a opéré le mouvement inverse, critiquant les « prix planchers » annoncés de M. Macron, alors que son parti soutenait jusqu’alors cette mesure et que les députés RN avaient voté pour la proposition de loi de LFI.
La loi EGalim de 2018, renforcée en 2021 puis en 2023, vise à équilibrer les relations commerciales entre le monde agricole et les différents maillons de la chaîne agroalimentaire. Elle ne fixe pas de prix plancher mais un « tunnel de prix » (ou une fourchette) : des bornes minimales et maximales entre lesquelles le prix de vente peut varier, en prenant théoriquement en compte les prix de production. Mais cette disposition ne concerne pour l’instant que la viande bovine et porcine et la filière laitière (vache, brebis et chèvre).
Ces prix sont négociés entre les acteurs de la filière, dans des négociations annuelles, essentiellement entre distributeurs et grande distribution, sans inclure les agriculteurs ou leurs représentants. Ces derniers dénoncent la pression de la grande distribution sur les fournisseurs qui, pour obtenir des prix toujours plus bas, affectent la rémunération des paysans.
De manière générale, les lois EGalim prévoient des contrôles gradués – pré-injonction, injonction à respecter la loi sans préciser de date, etc. – avant de prononcer une amende à l’encontre d’un acteur qui ne respecte pas les règles. La Cour des comptes a déploré l’absence de sanctions, après un audit en février 2024.
Les distributeurs qui voudraient contourner la loi peuvent aussi faire appel à une centrale d’achat située ailleurs dans l’Union européenne : un contournement bien repéré par les législateurs et que plusieurs sénateurs veulent encadrer, dénonçant des pratiques d’« évasion juridique » pour échapper au cadre de la loi française.
Le mécanisme législatif permettant la mise en place de cette mesure n’a pas encore été précisé par l’exécutif. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a invité, lundi 26 février, les représentants des filières agricoles à « travailler ensemble » sur « des indicateurs de prix, filière par filière », pour introduire le dispositif dans la prochaine version de la loi EGalim, EGalim4 prévue cet été. Certains acteurs, syndicats ou politiques, alertent déjà sur l’enjeu crucial autour du calcul de ce prix plancher.
Pour le ministre de l’agriculture, ce prix plancher « doit être basé sur les coûts de production » des producteurs. Mais au sein d’une même filière, ces coûts varient fortement selon la taille de l’exploitation, la localisation, le type d’agriculture pratiqué, etc.
Sébastien Poutreau, céréalier et administrateur de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) explique ainsi au Figaro qu’entre « un producteur de lait qui a son élevage en montagne et l’autre en plaine, les coûts ne sont pas les mêmes. On choisit lequel ? ». Pour Anne-Catherine Loisier, sénatrice centriste de Côte-d’Or, interrogée par Le Parisien, « le risque, c’est qu’il y ait autant de prix planchers que de types d’élevages ».
Le prix plancher peut aussi introduire un biais de concurrence entre deux types d’exploitations : s’il est basé sur les coûts des petites exploitations, il risque de favoriser les gros exploitants plus compétitifs.
Un autre risque relevé par les économistes est de fixer un prix qui est nettement au-dessus de celui du marché avec, à la clef, une distorsion du marché et des excédents de production. C’est notamment ce qu’il s’est produit dans le secteur laitier dans les années 1970 dans le cadre de la politique agricole commune : bénéficiant de prix garantis supérieurs au niveau mondial, la production européenne a rapidement dépassé les besoins de consommation.
Certains agriculteurs sont opposés à ce principe, notamment chez les céréaliers dont la valeur de leur production fluctue sur les marchés mondiaux et européens. Les autres filières végétales ont également demandé à être exemptées de l’obligation de contractualisation entre agriculteurs et premier acheteur, prévue par la loi EGalim.
La directrice de la Fédération nationale des coopératives laitières, Carole Humbert, dénonce aussi une proposition « contraire au droit de la concurrence » et estime que la création de ce prix minimum « veut dire qu’on change les règles de la concurrence et que l’agriculture sort des lois du commerce ». D’autres voix s’élèvent contre ce prix plancher, craignant qu’il devienne de facto un prix plafond que les producteurs ne pourront pas dépasser.
Pour Thierry Pouch, économiste et responsable du service économie et prospective aux chambres d’agriculture France, l’idée se justifie si l’on veut rémunérer convenablement les producteurs, mais « déterminer des coûts de production moyens, pour un même produit provenant de deux régions différentes, ne sera pas une mince affaire ».
Il met également en garde sur les « fuites dans le circuit économique, par le biais des importations » qu’un tel dispositif risque d’engendrer : « Si un industriel de la transformation ou un distributeur s’aperçoit que le prix plancher est supérieur au prix du marché, il peut très bien s’approvisionner en dehors du territoire, (…) on est dans une économie ouverte, surtout que l’Union européenne est un libre espace de circulation des marchandises. Et la France ne pourra pas, en l’état actuel des choses, instaurer de droits de douane seule. »
En définitive, « le meilleur moyen serait de revenir à des prix de référence, de soutien ou d’intervention, comme il y en avait auparavant [dans l’Union européenne]. Mais avant, on était six, éventuellement neuf ou douze, et maintenant on est vingt-sept, c’est plus compliqué », conclut-il.
Romain Imbach et Pierre Breteau
Contribuer

en_USEnglish